THÉÂTRE

Les gros malaises du malheur des autres

C’est sordide, tellement sordide d’entendre une grand-mère parler de coups de couteau, ceux de Guy Turcotte; aux côtés de son fils qui prétend que c’est un bête dérèglement dans un morceau de cerveau, que son geste en est un – dans le spectre de la folie passagère – de compassion. Il dit compassion, elle coups de couteau et, n’empêche, on s’esclaffe de rire quand elle tient mordicus à ce qu’il soit un tueur en série. Elle mime le premier meurtre, elle mime immédiatement ensuite le second, puis demande combien il faut en tuer pour que ce soit considéré «en série» et nous, on rit. On rit sans culpabiliser parce que ça fait sûrement assez longtemps que c’est arrivé cette affaire-là. Me semble que oui, pour qu’on en parle dans une pièce, qu’on se dit.

Pour qu’on en parle dans un scénario de pièce de théâtre, Ennemi public dans le cas échéant, alors qu’on en a clairement parlé chacun son tour. On en a peut-être fait des blagues comme pour Cedrika Provencher, Julie Surprenant ou les autres bébés morts. Alors, oui, c’est sordide d’en rire autant. C’est glauque par moment, c’est surtout un trash assez mielleux. Une famille, mamie qui veut donc que sa petite-fille mange de la crème à glace, ses trois enfants avec des troubles bien camouflés derrière les remparts de leur culture générale et les deux petits d’une préadolescence exubérante à tour de bras et de va chier pis de téléphones intelligents. Et on rit encore parce qu’on a tous un peu martyrisé nos cousins plus jeunes et que, au fond et malheureusement, quoi de plus banal que la violence. Après tout ça n’a rien à voir avec les grosses guerres d’ailleurs. Et nous, on rit.

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Crédit photo: CTD’A

 

On rit d’un père qui engueule son gars devant les proches, d’un écureuil écrasé par un balai et d’une carte de débit quasi-presque volée pour une commission à faire. Une burlesque belle-sœur qui met tout le monde mal à l’aise, même la bouffe sur la table refroidit tellement elle jase toute seule. Elle est grosse, badigeonnée de maquillage et provoque les plus gros silences jamais connus dans cette famille alors que, pourtant, ils ont une beurrée de tensions jamais réglées. Et nous, on continue à rire.

Des rires francs parce que voyons-franchement, des rires jaunes parce que ce serait pire de ne pas en rire, un ou deux souffles retenus avec des grincements de dent à profusion si ce n’est pas à perpétuité grâce – et je dis «grâce» parce que, franchement, c’est délicieux de ne pas contrôler autant le confort de son émotif – au texte et à la mise en scène de Olivier Choinière qui me devient le dramaturge à surveiller. Et que je cite tellement j’aime :

«Face à la complexité de questions politiques et sociales qui demandent une profonde réflexion, nous préférons personnaliser les enjeux, nous camper dans une position tranchée et, tel un épouvantail, faire apparaître l’ennemi public, figure qui a l’avantage d’être à la fois rassembleuse, libératrice et pacificatrice (tant il constitue un formidable défouloir et exutoire de passions), mais qui a le désavantage de ne pas être total : jamais un seul groupe, voire une seule personne, tel un super vilain, ne saurait contenir toutes nos détestations. Il faut donc en trouver un autre, dans l’espoir que ce sera le bon.»

Imaginez un scénario basé sur ce propos et enfermé dans la maison de la matriarche, Muriel Dutil que j’avais sous-estimée dans Nouvelle adresse et qui a – eurêka – explosé de talents devant moi. Emblématique personnage de la femme libérée dont le combat se poursuit et s’étend parfois où le linge sale est pourtant propre. Elle est hallucinante et un peu la grand-mère de tout le monde. Ça la rend encore plus attachante et paradoxalement crue. Vive Muriel Dutil et l’idée que je me fais du Québec : une grand-mère beaucoup trop gâteau pour compenser parce que tellement en furie contre l’horreur du monde qui en vient à bafouer le malheur des siens.

Le malheur des siens (rires).

P.s. un de mes très rares : à voir absolument.

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Crédit : Centre du Théâtre d’aujourd’hui

Ennemi public, texte et mise en scène d’Olivier Choinière
Jusqu’au 25 mars 2015, au Centre du Théâtre d’aujourd’hui

 

Marie-Philippe

 

 

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